Le lundi matin. Pour la plupart des gens, une malédiction des plus infâmes, le pire jour de la semaine, celui qui sonnait le glas des plaisirs et du repos de la fin de semaine pour mieux déchaîner les vagues de tâches harassantes que leur réserve leur travail en semaine. Pour Abraham "Abe" Littler, cependant, il n'en allait pas de même. Célibataire, sans enfants, fraîchement diplomé de l'école de police dont il était sorti avec les honneurs, ce fringant - et, aux dires de ses collègues, arrogant - sergent detective ne vivait que par et pour son travail. Zêlé, opiniâtre et ambitieux, bourré de convictions apprises plus souvent dans les livres que sur le terrain et dont il ne démordait pas, son jour de congé hebdomadaire était sans nul doute une vraie torture pour lui. Il n'était rien qu'il aimât plus que de patiemment, mais sûrement éplucher point par point la vie d'un suspect jusqu'à soit le confondre, soit l'écarter avant de se pencher sur le suivant. Sa silhouette était bien connue du commissariat, furetant dans les archives, harassant les secrétaires, les plantons et tous ses subordonnés pour obtenir les informations dont il avait besoin, son inamovible sourire à la fois assuré et vaguement méprisant vissé aux lèvres serrées autour du tuyau de sa pipe. Bien qu'il n'y eût que deux ans qu'il eût été nommé sergent, il rêvait déjà de se voir lieutenant. Mais pour accélérer le processus, il lui fallait une affaire. Pas n'importe quelle affaire, non. L'Affaire, avec un "A" majuscule et un cadavre frais dont lui, lui seul, trouverait l'assassin, de manière irréfutable. "Une tête à claques" à en croire beaucoup, mais diablement efficace et loin d'être "seulement" un col blanc incapable de se débrouiller par lui-même, et dont le crâne était visiblement bien rempli et le flair aiguisé.

C'est ce même flair qui lui fit dresser l'oreille quand, alors qu'il venait seulement de s'installer à son bureau, son café encore à la main et la pipe éteinte entre les dents, son téléphone sonna. Au bout du fil, la standardiste lui passa une femme qui se présenta sous le nom de Mrs. Wilma Treeber. La voix, le ton et le débit de parole trahissaient une femme d'âge moyen, énergique et à la limite de l'amabilité. Sans même l'avoir vue, le policier la rangea dans la catégorie harpie domestique, éminemment antipathique, vraisemblablement flanquée d'un petit mari effacé qu'elle devait martyriser allègrement à coups de remarques acides, de reproches constants et d'instructions aboyées entre deux lamentations sur l'inutilité et le manque d'affection du susnommé. Le genre qu'il ne devait pas faire bon contrarier. Sans doute appelait-elle pour se plaindre de l'un ou l'autre de ses voisins. S'armant d'avance de patience, Littler prit un bloc-note et un crayon, tout en plaignant intérieurement celui qui devait supporter pareille gorgone, et demanda, de sa voix la plus aimable et la plus diplomate, ce qu'il pouvait faire pour elle.

Il eut tout d'abord à essuyer l'habituel discours de protestation que toutes les femmes de plus de quarante ans qu'on lui passait lui servaient. Et pourquoi diable lui avait-on passé un débutant ? Elle exigeait de parler au moins à un sergent ! Tiens donc, vous êtes sergent ? Vraiment ? Jeune homme, ce n'est pas à un vieux singe qu'on apprend à faire la grimace, et je veux bien croire que la valeur n'attend pas le nombre des années, mais vous ne me ferez pas croire qu'un oison tout juste éclos dans votre genre, avec encore le duvet sous les plumes, peut faire un aussi bon travail qu'un homme d'expérience ! Non, vraiment, vous ne me passerez pas quelqu'un d'autre ? Bien, je suppose que je vais devoir me contenter de vous...

Pendant cette discussion - assez unilatérale, il est vrai - Abe s'était contenté de griffonner distraitement sur son bloc. Il avait une certaine habitude de ce genre de remarques. Elles étaient inhérentes à sa situation. Il y avait longtemps qu'elles ne l'affectaient plus guère, même si certaines le faisaient encore un peu grincer des dents. Patiemment, il attendait que l'orage soit passé et que son interlocutrice se décidât enfin à passer au véritable motif de son appel. Son expérience lui avait appris qu'il était inutile de tenter de brusquer la femme, qui ne ferait que repartir de plus belle dans sa diatribe, flagellant le manque de respect de la jeunesse actuelle pour leurs aînés et la disparition de la plus élémentaire galanterie. Il avait déjà représenté une pastèque, une tomate, une pomme de pin, un artichaud, et attaquait une grappe de raisin, tout en prenant machinalement quelques notes, quand, enfin, quelques mots de son interlocutrice, retinrent son attention.

Mrs Treeber, depuis quelques minutes, déjà, déblatérait sur le compte de ses voisins les plus proches, un couple du nom de Warren - Albert et Emily constata-t-il en jetant un regard sur les quelques mots jetés à la diable entre ses dessins. Plus précisément, elle semblait nourrir une certaine animosité - sinon une animosité certaine - envers le mari, un homme "sans coeur et sans émotions, comme je vous le dis, inspecteur," - il n'avait pas pris la peine de la corriger sur ce point - "qui ne s'intéresse qu'à son jardin et délaisse cette pauvre Emily que c'en est une pitié, mais enfin les hommes sont tous les mêmes, des ingrats, c'est moi qui vous le dis, inspecteur, des ingrats qui seraient perdus sans nous" - point sur lequel Littler était loin d'être de l'avis de Mrs Treeber - "et franchement, je vous demande, à quoi cela ressemble-t-il, de laisser sa femme toute seule toute une journée, et jusque tard le soir, d'ailleurs, je le dis toujours à mon mari, je lui dis 'Fred, je t'interdis de traîner dehors le soir, c'est déjà bien assez que tu ne sois jamais à la maison dans la journée, et tu n'es jamais là quand j'ai besoin de toi' et lui me dit toujours qu'il faut bien qu'il aille gagner l'argent du ménage, comme si je ne faisais rien de ma journée, mais les hommes ne peuvent pas comprendre combien il est difficile d'être femme au foyer de nos jours, et je ne pense pas que votre mère me contredirait, n'est-ce pas ?" - ce à quoi Abraham jugea prudent de répondre qu'en effet c'était peu probable - "Peu probable, en effet, je suis même certaine de mon fait. Mais toujours est-il que cette pauvre Emily a bien de la peine. Ah, ça lui a fait du tort d'épouser ce monstre d'égoïsme, la pauvre chérie, mais bien sûr, il aurait été impensable qu'elle divorce, d'ailleurs, elle était résolument contre et moi aussi, de toutes façons c'est une honte de voir tous ces divorces de nos jours, et puis désormais, le sacrement de mariage ne signifie plus rien, et cette pauvre Emily, je lui disais bien que divorcer n'aurait été lui apporter que plus de honte et de malheur, et elle n'avait pas besoin de ça, pauvre chérie, et maintenant qu'elle a disparu..."

Littler sursauta. Avait-il bien entendu ? Il se décida à prendre le risque d'interrompre la gorgone.

"Excusez-moi, Mrs Treeber, avez-vous bien dit que votre amie avait disparu ?"

La houri repartit de plus belle, cinglant ses tympans des éclats de son indignation. Mais Abraham n'en avait cure. Une disparition. Voilà ce qu'il lui fallait. Même s'il ne s'agissait que du délire d'une vieille toquée, au moins cela montrerait-il à sa hiérarchie qu'il ne négligeait aucune piste. Ferme pour la première fois depuis le début de l'entretien, il coupa la parole à sa correspondante et laissa tomber :

Mrs Treeber, pourriez-vous venir au commissariat faire une déposition afin que nous puissions engager les recherches pour retrouver votre amie ? Le plus tôt sera le mieux. Demandez le sergent detective Littler.

Et, sans laisser le temps à Mrs Wilma Treeber de répliquer, il raccrocha.

~#10h00#~

Arrivée une demi-heure plus tôt, Wilma Treeber était toujours en train de déverser son torrent de paroles sur la tête de Littler, lequel, concentré, s'efforçait de trier dans le flot d'informations qui lui parvenait ce qui était utile et ce qui relevait de l'anecdote pure et simple. Il lui fallait pour cela mobiliser toute sa capacité d'attention, et lutter âprement pour ne pas décrocher. De temps à autres, il posait une question brève et simple pour mieux cibler le discours incessant de la femme qui lui faisait face. Laquelle avait d'ailleurs failli tourner les talons en le voyant. Il faut dire que pour une personne dont le nombre de cheveux blancs était gage de fiabilité, il semblait tout faire pour ne pas être crédible, du haut de sa trentaine, avec ses cheveux noirs soigneusement tirés en arrière pour mieux en discipliner l'épi rebelle, son costume de tweed et sa pipe, si incongrue alors que tous les collègues de son âge fumaient la cigarette. Il avait pu constater de visu qu'il ne s'était pas trompé quand il l'avait imaginée en Erynie ménagère, traînant dans son sillage un mari effacé et soumis, la tête et l'oeil bas comme un pigeon blessé, qui levait de temps à autres vers son épouse un regard à la fois craintif et résigné de chien battu. Mentalement, Abraham avait renouvelé la promesse qu'il s'était faite de ne surtout jamais se marier, au grand désespoir de sa sainte femme de mère. Mais plutôt être renié que de finir sa vie sous le joug d'une pareille mégère !!!

Enfin, à force d'insistance et de pugnacité, de patience et d'une dose de diplomatie dont lui-même ne se serait pas cru capable, il parvint à rassembler un faisceau d'éléments qui lui tirèrent un demi-sourire carnassier. Ainsi, la nommée Emily Warren avait été vue pour la dernière fois en vie le vendredi soir, alors qu'elle revenait de faire des courses. Dans la nuit du vendredi au samedi, à minuit, Mr Treeber avait entendu un hurlement qu'il avait lui-même qualifié "d'inhumain". N'étant pas sûr de ce qu'il avait entendu, il avait préféré ne pas réveiller son épouse - ce que Littler comprenait tout à fait - mais n'avait pas pu se rendormir. A deux heures du matin, cette même nuit, il avait entendu un bruit provenant du jardin des Warren et, regardant par la fenêtre, il avait pu voir son voisin creuser un trou au clair de lune. Il avait aussitôt réveillé sa femme et tous deux avaient observé Albert Warren enterrer une grosse boîte dans son jardin. Le lendemain, ne voyant pas Emily, Mrs Treeber avait demandé au mari des nouvelles, ce à quoi Mr Warren avait répondu que son épouse était "en voyage et serait probablement absente un moment". L'imagination de Mrs Treeber s'était aussitôt emballée et elle en était arrivée, après mûre réflexion, à la conclusion qu'Albert Warren avait tué sa femme, et l'avait ensuite découpée pour l'enterrer.

Une fois ses "visiteurs" reconduits à la porte, Abraham revint s'asseoir à son bureau et relut ses notes. Il eut un hochement de tête pénétré accompagné de ce même sourire carnassier. Tout donnait à penser que, pour antipathique qu'elle fût, Mrs Treeber ne devait pas avoir tort. Et si tel était le cas, cette affaire était la chance de sa vie. Et quand bien même la folle se serait raconté des histoires, une enquête s'imposait. Et Littler entendait la mener jusqu'au bout, patiemment et minutieusement... Car après tout, quand une femme disparaît, c'est toujours le mari qu'il faut soupçonner... et bien que la superficie totale des États-Unis fût de 7 839 376 kilomètres carrés, en comptant les étendues d’eau, les hommes qui tuaient leur femme ne manquaient jamais de l'enterrer dans les limites de son jardin. C'était donc là qu'il fallait chercher. Et sans tarder.

Abraham se leva, attrapa sa veste qu'il enfila, et, par le téléphone interne, demanda une entrevue avec son supérieur. Il devait à présent convaincre celui-ci que cette histoire valait la peine de lancer une enquête et de déployer quelques moyens...

Assise seule au bord de son lit, Emily écouta au loin les pas de son mari s'éloigner rapidement et la porte de la voiture claquer violemment. Les pneus crissèrent sur le gravier quand Albert sorti de leur entrée de garage et sa femme attendit d'être sûre qu'il soit bel et bien partit pour se lever et sortir à pas lents de la pièce, serrant sa robe de chambre étroitement sur sa frêle figure. Emily n'avait jamais été une personne bien pétillante, après tout elle n'était qu'une simple dactylo sans grandes ambitions, mais tout ceux qui la connaissait depuis longtemps pouvaient dire que son état s'était aggravé depuis son mariage avec Albert.

Avec des gestes lents et sans beaucoup d'enthousiasme, elle attrapa une pomme parfaitement rouge dans le bol à fruit au centre de la table. Elle se complaisait dans des petits détails de la vie courante comme avoir un bol à fruit toujours plein au cas où de la visite imprévue arriverait, mais ce n'était pas assez. La demoiselle n'avait jamais été une grande romantique, elle n'attendait pas son prince charmant qui viendrait l'enlever sur son fidèle destrier, mais elle avait espérer qu'une fois mariée, sa vie changerais un petit peu, qu'elle serait moins monotone. Avant qu'ils se marient, Albert et elle ne se connaissaient pas tant que ça, c'étaient des amis mais pas bien plus. Ils avaient fait l'erreur de penser qu'ils arriveraient à s'entendre, que ce serait simplement comme deux amis vivant ensemble au lieu d'être chacun tout seuls dans leurs appartements respectifs.

Croquant dans sa pomme, Emily eut un brève pensée pour Blanche-Neige... Peut-être Albert avait-il empoisonné cette pomme? Après leurs disputes d'hier et celle de ce matin, ça ne l'étonnerait même pas, elle elle l'aurait fait en tout cas. Un mariage, bien qu'elle n'en ai pas de preuve tangible, ne devrait pas être une successions de jours tristes et mornes et de disputes quotidienne d'une violence considérable. Surtout, un mariage devait être basé sur l'amour, non le désir simple de changer de vie par n'importe quel moyen. En fait, la clé d'un mariage est l'amour et malheureusement, c'est la seule chose qui manque vraiment à Emily et Albert.

Après trois bouchées de pomme, Emily n'avait plus faim du tout. Peut-être que penser à tout ce qu'elle devait subir seulement en restant dans cette maison. Elle secoua la tête, désespérée. Il fallait à tout prix qu'elle parte avant de faire quelque chose qu'elle regretterait. Ce n'est pas comme si elle n'avait pas fait d'effort pour s'accommoder de sa nouvelle situation, mais elle n'était pas capable de faire autrement que de ne voir que les défauts de son mari et plus elle essayait de passer au travers, moins elle le supportait et regrettait amèrement chaque jour sa décision.

Et ce qu'il lui avait fait il y a quelques jours à peine l'avait mis encore plus en rogne et si avant elle ne pouvait pas passer plus que cinq minutes dans la même pièce, maintenant elle de détestait officiellement. Elle n'osait même pas formuler à voix haute ce qu'il lui avait fait, simplement y penser la mettait dans un tel état. Ça faisait deux jours qu'elle se retenait du mieux qu'elle pouvait mais maintenant qu'elle était à nouveau seule dans la maison, tous ces murs tombèrent et elle finit par craquer.

Elle attrapa une orange dans le pot et la lança à bout de bras en poussant un cri rageur. L'agrume alla éclater sur le mur en face d'elle, l'éclaboussant de son jus. Ça c'était pour quand il la traitait comme sa bonne.
Elle attrapa un autre fruit, un pomme verte cette fois qui percuta de plein fouet l'écran de télévision, le craquant. Ça c'était pour toutes les insultes qu'il lui avait lancé.
Pour chaque chose qu'elle détestait, qu'elle reprochait à son mari, Emily détruisait un peu plus la maison en entier, ses joues noyées de larmes. Et pour cette "chose" impardonnable qui enrageait et couvrait devant tout le monde de honte la demoiselle, elle finit son carnage en beauté en jetant de son plus fort le plat de porcelaine qui acheva ce qui restait de la télévision.

Haletante, Emily se traîna à nouveau dans sa chambre, ne prenant même pas la peine d'appeler pour dire qu'elle n'entrerait pas au travail aujourd'hui. Et si Albert pensait qu'elle s'occuperait du fouillis, il se mettait le doigt dans l'oeil.
C'est sur les déprimantes images de leur plus récente dispute et sur un fond de regret qu'elle ferma les yeux et s'endormit...